Il y a des textes qu’on porte longtemps en soi. Et pourquoi il faut les écrire tout d’un coup, qu’est-ce que j’en sais moi, l’élection de Trump, la peluche abandonnée d’une petite fille sur le rebord de la fenêtre, le ciel bleu derrière les rideaux, une discussion avec une collègue à la machine à café, la solitude.
Il y a des textes qu’on porte longtemps en soi, et comme de bien entendu les mots qui te viennent sont une métaphore de la grossesse (of course, chienne de laïfe). Ils viennent aussi de là-bas, ce pays qui n’est pas tout à fait la vie mais qui aurait pu être la vie, les soleils mouillés de ces ciels brouillés. Leurs affluents sont les voix lointaines les échos des voix des enfants qui ne sont pas nés. N’avez-vous pas, vous aussi, des enfants non-nés ? Les enfants que nous avons désirés avec les hommes, les quelques hommes, que nous avons aimés ; des idées d’enfants, bien évidemment, c’est tricher, vois-tu comme ils sont aimables et souriants, et silencieux, des rêves d’enfants, pas des enfants qui te réveillent la nuit, as-tu remarqué que ce sont toujours des enfants de trois-quatre ans, des enfants de film, film en noir et blanc, des enfants en culottes courtes tout blonds, ils courent en rond pour toujours ?
Les vois-tu qui sont-ils ? Lucie et Marc, et Anna, et Antoine. On te dira que ce jour-là quand tu as pris la pilule du lendemain parce que (plein de raisons), ce jour-là tu les as tués, oh oui peut-être, qui sait, et qui croit qu’on n’en souffre pas, ils sont dans nos souvenirs de l’avenir possible. Faut être vraiment con, croire que c’est rien. Ces heures lentes où tu attends d’avoir mal au ventre (la pharmacienne t’a dit que tu aurais peut-être mal au ventre, est-ce que vous avez l’habitude ? ah parce que vous croyez, vous, qu’on s’habitue à ces choses-là ? je ne sais pas – moi non plus), où tu regardes ton ventre, mais rien, est-ce que c’est normal de ne rien ressentir (normal) (normal), où tu descends ton corps dans un bain brûlant tout est silencieux sauf la goutte de condensation sur les carreaux à gauche, où ton corps élimine ce possible – qui, peut-être, ne l’a même pas été, la goutte tombe, lever les jambes, regarder ses pieds, le plafond, quand donc finira la semaine.
Il y a des textes qu’on porte longtemps en soi, ce jour où on t’a dit que puisque tu es pour le droit à l’avortement (pas pour l’avortement, quelle stupidité, peut-on être pour l’avortement, ouaiche trop cool un avortement, youp là j’avais justement rien à faire ce week-end) tu es donc génocidaire, ah mais oui pour sûr, enfin révisez vos cours d’histoire à la fin. Ces heures lentes où, après qu’on leur a donné la pilule abortive, elles saignent seules dans la baignoire et personne ne leur avait dit que ça faisait si mal et du coup elles n’avaient même pas pris leur journée au travail il faut appeler non je ne peux pas venir j’ai une gastro, ou ces heures disparues sous l’anesthésie, peut-être des minutes, on a aspiré ce grain là, sous la peau, dans les muqueuses de l’intérieur, les murs de l’hôpital sont toujours blancs ils se débarrassent plus facilement des cris silencieux comme ça, blancs, tu crois vraiment que c’est ça un génocide ?

Lee Krasner, Shattered Color, 1947.
Il y a des textes qu’on porte longtemps en soi, le temps n’est pas immobile, on a trente ans, partout, partout, tout le monde, tout le temps, se demande quand tu vas faire un enfant quand quand quand trente ans, enfin mais dites laissez-moi ! Je ne sais même plus si j’en veux moi, je sais qu’en tout cas je ne ressens pas, biologiquement, ce désir-là (le ressentez-vous ? racontez, c’est comment ?), enfin je ne sais pas, comment on peut savoir avec les amies, les gynécos, les parents, les voisins, enfin tous ils s’en mêlent, et gentiment encore (quoique pas toujours). Et enfin, peut-on en vouloir comme ça, pop, du vide (pop!) ? (Bon, j’étais sur le point de citer La manif pour tous, Un papa une maman, merde, bande de gens de l’outre-vie ; m’enfin vous voyez l’idée quoi, elle a fait un bébé toute seule c’est pas mon truc sorry les aminches tavu elle croit encore à l’amour à son âge ouah so 2010).
Quand elles tombent enceintes, qu’elles accouchent, qu’elles essaient, qu’elles se shootent d’hormones tout autour, qu’elles n’y arrivent pas, que ressent-on ? C’est infus, c’est une absence, ce n’est pas non, pas de la jalousie, c’est de la mécompréhension, du désintérêt presque, mais enfin vous réalisez tout de même, l’inconfort et l’inquiétante étrangeté que votre normalité suscite, car enfin n’est-ce pas cela être normal ? La nature ? Qui suis-je, un monstre ? Suis-je une femme, une vraie, si je n’ai pas d’enfants ? Oh merde, mêlez-vous de vos vies.
Il y a des textes qu’on porte longtemps en soi, et ce texte pour d’autres femmes, celles qui décident de ne pas en avoir, de ne pas, n’est-ce pas, procréer, voyez-vous le flot de ces incompréhensions, de ces remarques, de ces paternalisations « Tu dis ça maintenant mais tu changeras d’avis dans 10 ans », « Ce n’est pas sérieux », « Ça lui passera » ? Des blocs de paroles infoutues de se dégager du règlement, femme est mère, et le doigt sur la couture du pantalon. Et toi aussi tu l’as pensé, et pardon de l’avoir pensé, avons-nous tant de choix dans l’existence ? Choisir sa vie, quelle qu’elle soit. Pourquoi ça vous fait tant chier, que des femmes décident de ne pas avoir de gosses ? Quel putain de réflexe patriarcal vous agite le fion pour vous acharner sur elles ? Tiens, mes seins, ils ne servent à rien si ce n’est pour allaiter, vraiment, et les lignes de Matisse et de Schiele et de Pontormo ? Tu crois qu’ils n’ont dessiné que des Vierges à l’Enfant ? Tu crois qu’ils n’ont pas dessiné le désir ? Ou bien même rien, juste une bosse ! Mes bras, s’ils ne serrent pas l’enfant, le cercle de famille, inutiles ? Ah bah ! foutez-leur la paix !
Let it go, dit le vent, dit le feu rouge, dit la Reine des Neiges. Let it go.