Liberté d’expression: qui que quoi dont où?

Ce post est très différent de la tonalité habituelle du blog. C’est un texte politique. Chers lecteurs qui venez pour la déconne, veuillez m’en excuser, vous pouvez vous arrêter de lire tout de suite si vous avez envie en attendant que je revienne vite trancher l’importante question du port du caleçon en milieu urbain (ou pas).

Mais après les événements des 7-9 janvier j’aurais eu du mal à recommencer à écrire légèrement. Il s’agit d’une parenthèse, parce que même si j’ai du mal avec les caleçons, nous avons aussi le devoir de réfléchir à des sujets un peu plus fondamentaux. J’ai donc décidé de faire mon petit point à moi sur la question de la liberté d’expression, qui est devenue ces derniers temps le nouvel étendard des « valeurs républicaines ». TMTC.

La liberté d’expression est une notion qui paraît simple comme bonjour à première vue (mais méfions-nous des expressions simples comme bonjour, on a vu que « Je suis Charlie » c’était pas trop la fête du slip de la clarté, et que beaucoup d’enseignants de collège ont dû expliquer que « Charlie » n’était pas une personne – les ados c’est con, mais ça peut aller en prison). Dans le principe c’est assez sympa aussi : tu dis ce que tu veux. Yo, nique ta mère quoi. La liberté d’expression telle qu’on l’entend au sens le plus basique correspond en pratique au premier amendement de la constitution des Etats-Unis : tout le monde a le droit de tout dire. Par exemple, l’expression d’un attachement au nazisme n’est pas punie par la loi aux Etats-Unis ; bien sûr, ça ne veut pas dire que tu peux organiser ton petit camp de concentration tranquillou dans le Montana. La liberté d’expression distingue donc le dire et le faire, même si c’est parfois chaud du gland de les distinguer ; par exemple, les Femen qui s’expriment en se mettant à poil dans des endroits où ça fait chier le monde.

Attention, ça ne veut pas dire que ne pouvez pas être surveillés pour ce que vous dites aux Etats-Unis, land of the Free. Par exemple, si vous prononcez au téléphone la phrase « Ouaiche bébé t’es trop une bombe j’adore ton cul », le mot « bombe » déclenche automatiquement une mise sur écoute de la NSA. Le type qui a dénoncé ces légers manquements à l’ingérence de l’Etat américain dans la vie privée de citoyens du monde entier qui n’avaient rien demandé, Edward Snowden, a été récemment traité de « traître à la démocratie » par Philippe Val, ancien directeur de Charlie Hebdo, ce qui si je puis me permettre ne manque pas de sel (1). Enfin bref, les States ont choisi le grand écart entre liberté et surveillance maximales.

En France, l’Etat a fait le choix de limiter la liberté d’expression depuis la loi sur la presse de 1881 (la liberté d’expression absolue N’EXISTE PAS en France, et merci bien). Pourquoi ? Parce que le législateur a considéré que restreindre la liberté d’expression est « nécessaire dans une société démocratique » (2). Et je suis plutôt d’accord ; sauf qu’il ne faut pas que les législateurs ou les juges se mettent à déconner. Là, c’est parfois plus compliqué.

La loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse (3) dispose que sont punis de 5 ans de prison (la prison dont on nous explique partout que c’est le lieu de la radicalisation des terroristes, mais JDCJDR, tout le monde au trou) et de 45 000 euros d’amende ceux qui auront appelé à commettre le meurtre ou le viol, le vol ou des destructions dangereuses pour les personnes. Donc, un anarchiste devrait passer toute sa vie en prison. Vu que pour lui la propriété privée c’est le vol. Bon.

Sont aussi punis l’apologie des crimes contre l’humanité (principalement la Shoah, l’esclavage et le génocide arménien, selon d’autres lois notamment Gayssot et Taubira (4)), l’apologie du terrorisme, et les personnes qui ont « provoqué à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion », ou « à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou de leur handicap. »

En ce qui concerne les religions EN ELLES-MÊMES, le blasphème n’est pas un délit, donc interdire de représenter un mec (par exemple Mahomet) ça va bien dans la mosquée, mais ce n’est absolument pas interdit dans l’espace public. Tu peux déféquer sur un crucifix en toute tranquillité (oui les gens sont bizarres). D’ailleurs les chrétiens non plus n’ont pas le droit de représenter Dieu (théoriquement), mais ça ne leur fait trop ni chaud ni froid qu’on dessine un type à barbe qui ressemble au Père Noël un peu partout, parce que Michel Ange il touchait quand même un peu du pinceau. Même si pendant la Contre Réforme on a recouvert les mecs à oilpé dans la chapelle Sixtine d’oripeaux bien placés niveau pubien, histoire de ne pas choquer la vue du Pape (ceci pour dire, la religion, ça va ça vient, ça a une histoire) (allo quoi).

Voilà l’idée générale. Ceci posé venons en à quelques réflexions liées aux événements récents.

Par Philippe Geluck

Par Philippe Geluck

D’abord, notons que la presse est généralement moins facilement condamnée pour ces délits, au titre de l’importance fondamentale de la liberté des médias dans une société démocratique. Sous vos applaudissements. Par exemple, la liberté des Ch’tis à Ibiza. Important. Le fait que les grands groupes de presse soient concentrés dans les mains de quelques grands industriels accessoirement vendeurs d’armes ne semble par ailleurs pas trop poser de problèmes (kikoo Bouygues, Dassault, Lagardère, Bertelsmann, Vivendi-Universal). Je n’ai personnellement jamais lu Charlie Hebdo, bien que j’aimais par dessus tout les dessins de Reiser quand j’étais petite (enfin, quand j’ai commencé à comprendre… dans mes bras Gros Dégueulasse !) ; il est vrai néanmoins que certains dessins que j’ai vus depuis étaient légèrement dans le ton « Si t’es immigré, arabe et musulman – les trois termes semblant assez synonymes dans l’esprit de certains dessinateurs, alors que bon, un Canadien c’est aussi un immigré – tu viens nous piquer nos allocs, sale pauvre qui en plus a une religion de con. »

Cela dit, il ne s’agit que de quelques dessins et il n’y a aucune statistique sur la question ; je ne sais pas si les musulmans ont été plus attaqués que les autres dans Charlie Hebdo (puisque le problème, juridiquement, n’est pas d’attaquer l’islam mais les musulmans), en tout cas les religions en ont en effet pris pour leur grade, et grand bien leur fasse, c’est tout à fait autorisé. De fait, la presse satirique, qu’il s’agisse de Charlie Hebdo, du Canard Enchaîné ou de Minute (oui, j’ai pris des exemples assez divers), est très rarement condamnée pour atteinte à la liberté d’expression. Et il faut s’en féliciter ; mais cette plus grande liberté donne aussi l’occasion de choquer.

La liberté porte en elle un risque. Et les dessinateurs de Charlie Hebdo en ont payé le terrible prix, bien trop élevé vu que dans le monde des bisounours du libéralisme tranquillou la démocratie libérale aurait dû depuis longtemps éradiquer les tentations meurtrières… à croire que la démocratie libérale a quelques failles. Mais c’est précisément face au danger que l’on peut faire montre de la vraie liberté; voilà pourquoi j’envoie un gros big up au premier ministre norvégien (moi qui n’avais auparavant pas l’ombre d’une opinion sur la Norvège) pour sa réaction après le massacre d’Utoya en 2011: «Nous allons répondre à la terreur par plus de démocratie, plus d’ouverture et de tolérance.» VOILA QUI EST BIEN PARLER MON GARS.

Une démocratie qui défend la liberté d’expression doit s’interdire de céder aux sirènes de la surveillance et de la sécurité, qui sont les prémisses de la tyrannie (grand écart je crie ton nom). C’est pourquoi le Patriot Act de 2001 aux Etats-Unis, ou les lois françaises antiterroristes de novembre 2014 – on est forts, on avait tout prévu – sont dangereux, comme le souligne Human Rights Watch, une ONG gauchiste bien connue (5). Et pourtant, en novembre, tout le monder ronflait tranquillement sous la couette. Circulez y a rien à voir.

Reste que « provoquer à la haine » ou « faire l’apologie du terrorisme » est parfois une notion assez floue reconnaissons-le, qui est donc laissée à l’appréciation des juges. Par exemple, la phrase « Je me sens Charlie Coulibaly » postée par Dieudonné sur facebook, ne me semble pas d’une clarté limpide quant à l’ « apologie du terrorisme » d’autant que le texte avait été écrit pour décrire le retour de la marche du 9 janvier (6). Mais le Parquet a décidé de le poursuivre. Même si Dieudonné a déjà été condamné dix fois pour diffamation et incitation à la haine raciale (vlà l’mec sympaaaaa), le sens de l’expression sur laquelle se fonde sa mise en examen paraît au moins discutable. Dans la même veine, le Parquet a décidé de poursuivre plus de 100 personnes (aux dernières nouvelles…) depuis les attentats, dont (entre autres) un homme ivre au moment des faits et un homme connaissant des troubles psychiatriques importants, condamnés respectivement à 14 et 3 mois de prison ferme. Les hôpitaux psychiatriques sont pleins, remplissons nos belles prisons (7). Et puis le gouvernement et les médias n’arrêtent pas de nous expliquer que la radicalisation des « djihadistes » se fait en prison. CQFD.

Un jeune de 14 ans a passé 24 heures en garde à vue pour une phrase malheureuse – rappelons que les adolescents de plus de 13 ans peuvent être condamnés à de la prison, y a pas d’âge pour les bonnes choses (8). Amnesty International, dont on ne pourra pas dire qu’il s’agit d’une bande de gauchistes non plus, estime ainsi que « Le risque est grand que ces arrestations violent la liberté d’expression » (9). Voilà voilà. En période de paranoïa sécuritaire, elle est bien faible la défense des valeurs républicaines.

Chut

Chut

Il faut dire également que les incriminés ont parfois (pour ne pas dire souvent) le défaut d’être arabes / musulmans / jeunes / de type maghrébin / pauvres / immigrés / originaires des « ghettos » de Seine-Saint-Denis / portant capuche (les distinctions n’ont pas toujours l’air d’être très claires dans la tête des forces de l’ordre, des media ou du gouvernement), voire militants de gauche ; par exemple, les opposants au projet de Notre-Dame-des-Landes dont l’inutilité en termes d’aménagement du territoire n’a plus besoin d’être démontrée, condamnés en première instance à 15 jours de prison avec sursis pour s’être mis à poil devant les gendarmes au titre de la liberté d’expression (10). WTF, si vous voulez me passer l’expression. Rappelons qu’un manifestant contre la construction d’un barrage, Rémi Fraisse, y a laissé sa vie récemment. Mais là, circulez y a rien à voir : en effet, en exprimant son opposition par sa présence sur la zone du projet, il n’utilisait pas sa liberté d’expression, il créait un « trouble à l’ordre public ». En pleine zone rurale quasi déserte. Laisse tomber comme l’ordre public était grave troublé.

Mais quel est donc cet ordre public qui vient aussi mettre son grain de sel à la liberté d’expression ? La question du rapport entre ordre et liberté dans la démocratie est vaste comme l’océan sous la lune. Genre, tu peux lire 15 000 pages que t’auras pas épuisé le sujet. Elle s’est notamment posée lors de la réflexion sur la Constitution de la Deuxième république en 1848 : comme le rappelait alors le député Fresneau (cet illustre inconnu) : « l’éternel problème de la conciliation du droit de l’individu avec le droit de la société, de la conciliation de l’ordre avec la liberté » (11). Mais les mecs ont baissé les bras. Nos braves législateurs ont décidé de ne pas régler le problème et de ne pas définir la chose, ce qui fait que la notion d’ordre public est essentiellement définie par jurisprudence. Sympa kikoo vive la clarté. Et surtout, maintenant que le terrorisme a bien fait son effet (terroriser les gens), on n’est pas dans la mé-merde. Je me permets un petit retour à la fameuse loi de novembre 2014 qui tombe bien-t-à propos, et qui a par exemple mis au point un petit cocktail utile pour limiter la liberté de circulation des citoyens soupçonnés de terrorisme (5).

Sécurité Inégalité Chacun-pour-soi-ité.

De la même manière, notre bonne ministre de l’Education, la bouche toute pleine de laïcité, de liberté d’expression et des ABCD de l’égalité (entre les sexes, hein, pas entre les classes sociales, FAUT PAS DECONNER NON PLUS), trouve tout à fait scandaleux l’attitude de ces petits salauds d’élèves qui n’ont pas tout bien compris à l’attitude OBLIGATOIRE à adopter après les attentats : « Même là où il n’y a pas eu d’incidents, il y a eu de trop nombreux questionnements de la part des élèves. Et nous avons tous entendu les « Oui je soutiens Charlie, mais », les « deux poids, deux mesures », les « pourquoi défendre la liberté d’expression ici et pas là ? » Ces questions nous sont insupportables, surtout lorsqu’on les entend à l’école, qui est chargée de transmettre des valeurs. » (12) C’est vrai qu’à 14 ans, quand t’es jamais sorti de ta cambrousse, c’est quand même insupportable que tu poses des questions à l’école sur des trucs aussi EVIDENTS que la liberté d’expression (que je viens de prendre trois plombes pour vous décrire), parce que c’est vraiment pas l’endroit où poser des questions et tu vas la fermer petit con ? La liberté d’expression ce n’est que si tu répètes comme un bon petit perroquet, compris ?  Et si tu l’ouvres pendant la minute de silence on va supprimer les allocs à tes parents et te mettre au fichier des terroristes potentiels. Et un tour en garde à vue. Pour la peine. Parce que l’école, c’est les valeurs républicaines, sale môme ingrat.

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Je dois dire que les acteurs politiques et médiatiques offrent en ce moment une réflexion particulièrement riche de profondeur et d’exemplarité sur les « valeurs de la République » dont on rappellera à bon escient qu’il ne suffit pas de les couiner pour les pratiquer. « Liberté égalité fraternité » n’ont pas empêché la colonisation ni la pratique de la torture pendant la guerre d’Algérie que je sache. Et pourtant, c’est la plus belle devise qui soit.

Parce que oui, la liberté d’expression est un magnifique sujet de réflexion politique et philosophique, qu’il est compliqué, qu’il est une prise de risque, qu’il est un combat. Que les citoyens ont le droit d’exiger qu’elle soit réellement pratiquée, partout, pour tous. Ne cédons pas aux sirènes de la facilité, et toujours, sachons ce que parler veut dire.

« Les gens exigent la liberté d’expression pour compenser la liberté de pensée qu’ils préfèrent éviter. »

Sören Kierkegaard


NOTES

  1. http://rue89.nouvelobs.com/2014/05/10/philippe-val-snowden-est-traitre-a-democratie-252075 On peut également noter selon ce court extrait que je suis une suppôt de Bourdieu, car je pense non pas que le dominés ont toujours raison, mais que parce qu’ils sont dominés il faut les défendre puisqu’ils n’en ont pas les moyens. Cela dit je n’en vois pas vraiment trace dans les médias, mais Philippe Val doit mieux connaître cela que moi, c’est un homme si fin.
  2. Article 10 de la Convention européenne des Droits de l’Homme.
  3. Loi du 29 juillet 1881 – Article 24.
  4. La définition du crime contre l’Humanité selon l’article 6 du statut du Tribunal militaire international de Nuremberg est la suivante : « l’assassinat, l’extermination, la réduction en esclavage, la déportation, et tout autre acte inhumain commis contre toutes populations civiles, avant ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux (…). » Loi n° 90-615 du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe dite loi Gayssot et loi n° 2001-434 du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité, dite loi Taubira.
  5. http://www.hrw.org/fr/news/2014/10/10/france-le-projet-de-loi-antiterroriste-constitue-une-menace-pour-les-droits-humains Le projet a été adopté en novembre (loi n° 2014-1353 du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme, dite loi Cazeneuve).
  6. http://www.liberation.fr/culture/2015/01/12/je-me-sens-charlie-coulibaly-le-parquet-ouvre-une-enquete-sur-dieudonne_1178936
  7. Sur l’état catastrophique des prisons françaises et les conditions de vie des détenus, voir notamment les rapports de l’Observatoire International des Prisons (2011) http://www.oip.org/index.php/publications-et-ressources/rapports, du Contrôleur Général des Lieux de Privation des Libertés (2008-2014) http://www.cglpl.fr/2014/recueil-des-avis-et-recommandations-publies-par-le-cglpl-de-2008-a-2014-francais-anglais-espagnol/
  8. Source : Rue 89, http://rue89.nouvelobs.com/2015/01/20/apologie-dacte-terrorisme-jai-leve-main-jai-dit-ils-ont-eu-raison-257212
  9. http://www.amnesty.org/en/news/france-faces-litmus-test-freedom-expression-dozens-arrested-wake-attacks-2015-01-16?linkId=11771958
  10. Source : Reporterre http://www.reporterre.net/Liberte-d-expression-Ils-avaient
  11. François Luchaire, Naissance d’une constitution : 1848, Fayard, 1998, p.55.
  12. http://www.regards.fr/web/article/charlie-hebdo-vallaud-belkacem-ne

4 réflexions sur “Liberté d’expression: qui que quoi dont où?

  1. Bonjour. J’ai très envie de te faire un hug (que tu as le droit de refuser, on ne fait qu’en discuter, liberté d’expression t’as vu).
    Et donc tout ça pour dire c’est très bien tout ça, un article très intéressant (que je vais m’empresser de partager où je peux) alors merci.

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