Comme tous les thésards qui veulent un peu bosser avec des bouquins, je vais travailler souvent au temple du savoir parisien, la bibliothèque nationale de France, dite aussi BNF. Aujourd’hui je ne peux plus me retenir de cracher mon venin sur ce bâtiment, qui incarne pour moi le manque de sens pratique de l’architecte – loin de moi de vouloir dire du mal des architectes, mais là…les bras vous en tombent, chers amis !
Pourquoi ce titre haineux ? (« Bibliothèque Nationale de France what the fuck ? » in extenso) Parce qu’en sortant ce soir de la BNF, j’ai eu la déplaisante surprise de constater qu’il pleuvait et que, par conséquent, le vaste espace plane couvert de bois (dit « parvis » par l’architecte) qu’il faut traverser sur au moins 500 mètres pour accéder à la rue, était hyper glissant. Résultat de l’opération, comme d’hab, un pied tordu… Donc première remarque pratique (mais où donc était le sens pratique de l’architecte ?), pourquoi créer un « parvis » où on se casse si aisément la gueule (sans parler des escaliers pour y accéder), où il vente et où du coup personne ne se rend sauf pour entrer dans la bibliothèque ?
Pourquoi, oui pourquoi, ce parvis est-il si difficile d’accès depuis la rue ? Pourquoi pas de portes, d’ouvertures vers les rues et les quais de la Seine ? Pourquoi un jardin en contrebas du parvis, où personne ne peut accéder (alors que Paris manque cruellement d’espaces verts), et où tentent de survivre quelques arbres minces, tout en verticalité (on comprend l’idée érectile artistique de l’architecte), tellement verticaux qu’ils risquent de tomber et qu’il faut les arrimer au sol… Tiens, en parlant de la végétation, citons aussi les plantes EN CAGE ( ???) que l’on peut admirer sur le parvis !
La BNF est une maison du savoir, au moins 15 millions d’ouvrages y crèchent. Pour célébrer la connaissance, l’architecte a érigé quatre tours figurant des livres ouverts, surplombant Paris et offrant à leur somment une vue inestimable… avec une lumière incroyable, les tours étant en verre. Perso je trouve le bâtiment plutôt classe, voire beau. Mais là, surprise : toute cette lumière, ces vues de Paris depuis les tours, ne sont pas pour les malheureux travailleurs du livre (chercheurs, écrivains qui ont accès à la « bibliothèque de recherche » ou étudiants, bacheliers ou autre populace confinée à la « bibliothèque d’étude ») mais pour les livres eux-mêmes ! D’ailleurs, les livres étant trop exposés au soleil, on a dû installer à prix d’or des volets de bois pour les protéger (sens pratique, quand tu nous tiens !)
Mais quel sens, quelle ontologie, de ce splendide bâtiment ? Eh ben d’abord, quand t’es un chercheur, pour aller bosser tu t’enterres, tu vas au sous-sol, tu descends un escalier roulant interminable vers les salles de travail à la moquette rouge, tel Dante s’enfonçant dans les cercles de l’Enfer (lequel est celui des chercheurs : celui des luxurieux, des gourmands, des avares, des coléreux, des hérétiques, des violents, des sodomites ?)…
Mais mais mais, là tout de suite, contradiction ! Le jardin inatteignable (jardin d’Eden ? ben alors c’est bien moche le jardin d’Eden) est en fait là pour figurer un cloître…le chercheur serait donc un moine (s’imaginerait-on que le chercheur doit être séparé du monde, et surtout CHASTE !! Je m’insurge !)
Pour trancher, conclusion sans appel : il s’agit en fait d’une descente dans la soute à charbon. Le matelot, tel un soutier, doit s’y rendre pour pelleter le charbon. Le chercheur, forçat du savoir (voir le plan commenté à la fin pour un résumé ontologique…).
Le chercheur doit, tel un moine donc, se dépouiller de toutes ses possessions terrestres au vestiaire avant d ‘aller au charbon, et transférer ses affaires de travail dans une pochette en plastique transparent (soupçon ! et si malgré les 3 portiques électroniques par lesquels il passe le chercheur cherchait à voler des ouvrages ! contrôle, contrôle !) Enfin installé, tu veux aller aux chiottes ? Malheureux ! Si tu es assis dans une salle du milieu, il va falloir courir, parce que tu es loin, très loin des toilettes, qui sont placés à quelques kilomètres les unes des autres… (sens pratique, quand tu nous tiens !) Mais une belle découverte t’attend quand tu entres : des chasses d’eau automatiques ! Tel Adrien Deume, tu peux t’extasier un instant sur cette merveille de la technique latrinesque.
Quant aux perspectives intérieures c’est, comme me l’a justement dit une amie habituée des lieux, exactement l’univers de Jacques Tati dans Playtime (1) (Melle B., 2002) : grandes fenêtres de verre, béton brut des murs, hauts plafonds et couloirs interminables, tourniquets contrôlant entrées et sorties, tapis et escaliers roulants immenses plongeant vers les salles de lecture.
Modernité géométrique, orgueilleuse, monumentale, astreignante, autoritaire… Langage pompeux (parvis, rez-de-jardin, haut-de-jardin…), matériaux un peu apprêtés (bois, verre, béton)… Mais c’est le top de la coolitude !
Pour finir ce pamphlet, une citation du grand Jacques Tati, un peu conservatrice certes, mais qui nous rappelle que la ville doit aussi être un lieu de vie :
« Que signifient la réussite, le confort, le progrès, si personne ne connaît plus personne, si l’on enlève des immeubles faits à la main pour les remplacer par du béton, si l’on déjeune dans des vitrines au lieu de se retrouver dans de petits restaurants où l’on a envie de parler, si l’épicerie ressemble à la pharmacie ? » (Jacques Tati, Le Monde, 24 avril 1958.)
1. Allez voir ce film splendide ! Il a été remasterisé en 2002, et vous pouvez allez voir sa bande annonce ici.
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I don’t have the courage to translate this long text into English, but I’ll translate something else (and very funny) about architecture. Nevertheless, I did a translation of the image of BNF that quite sums up what I wrote about the BNF (French National Library).
Merveilleux! (non l’immeuble immonde, mais la critique) qui me rappelle mes jours mornes d’étudiant dans ce lieu maudit sorti de L’Enfer de Dante–sans doute une des inspirations de l’architecte. Il faudrait aussi lire ce que Sebald a écrit là-dessus dans « Austerlitz. » Je te le recommande.
— Robert
Merci! Cela dit, encore une fois, je trouve que l’idée était assez jolie au départ (bien qu’immondément intellectuelle, comme souvent chez les archis…) Sebald est dans mes projets de lecture… J’ai lu « Les émigrants » qui m’a beaucoup plu, mais je ne savais pas qu’il parlait de la BNF dans « Austerlitz », je m’y mets dès que possible! Voici aussi quelques pages drôles d’une BD sur la BNF à la fin du monde: http://www.manolosanctis.com/bande-dessinee/monstrueuse-jalousie-863
En plus ce putain de bois glissant a couté une fortune, car c’est un bois genre hyper rare exotique ou je ne sais quoi… comment foutre de l’argent par les fenêtre par mégalomanie ? Il y a le même genre d’aberrations avec une place créé par Buren à Lyon ou Bordeaux, ou plus personne ne peut circuler (voitures, livreurs bus, parce que les dimensions des dalles de la place ne supportent pas leur poids, et les passants se cassent la gueule car les dalles se sont fendues, à cause du passage des véhicules…)
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Et encore, tu n’étais pas là lorsqu’il a neigé, que la rampe d’accès n’était que verglas, que le parvis n’était que blanche étendue, que pour sortir il fallut traverser un dédale de galeries techniques et quitter la BNF par le parking des employés…
Et encore, tu n’évoques pas l’impossibilité de chauffer convenablement une cathédrale de 15 m sous plafond en hiver, l’impossibilité de rafraîchir et de protéger du soleil la même cathédrale de 15 m de baie vitrée en été… (encore ce fameux sens pratique des architectes)
Et encore, il y aurait beaucoup plus à dire, mais heureusement, la BNF a un énorme avantage : on y retrouve ses moines/matelots/co-détenus de thèse !
Bravo pour cet article qui résume merveilleusement ce que nous avons tous vécu dans ce magnifique immeuble où tout est inversé. Deux témoignages personnels : d’abord sur le calvaire du fumeur (coincé en salle J de Géo à 25 minutes de la sortie, qui perd une heure pour aller fumer une clope sur le parvis battu par les vents) ; ensuite sur l’accès à la salle (peut-être y en a-t-il plusieurs) au sommet d’une des tours, qui sert à des réceptions : pour y accéder, on entre dans la tour et on fait face à un immense escalier qui mène à …. un ascenseur !! Pratique pour les PMR…. (pour la petite histoire, c’était une réunion consacrée à la dépendance….).
Tu nous régales avec tes articles !
Entièrement d’accord, j’avais déjà mon idée sur le sens pratique de cet architecte, mais cette idée a été douloureusement renforcée par la chute magistrale que j’ai faite hier soir sur ce « sublime » parvis avec pour résultat un coude cassé….
Enfin, à la grande joie de tous, une entrée va être aménagée sur la rue – ce qui fait que l’entrée est sera fermée pendant 6 mois, joie joie pleurs de joie. Bref que du kif ce bâtiment.
Et toutes mes condoléances à votre coude cassé, victime de cette diablerie de verre-bois-béton ; vous serez décoré de la croix de thèse.
Merci beaucoup.
VM
Vous oubliez, chère amie, le principe essentiel qui a guidé l’architecte de ce fabuleux bâtiment : le savoir doit être exigeant. Il faut beaucoup d’abnégation et de sacrifices pour être digne de fréquenter ces salles sinistres et trop éclairées. Du reste, j’ai renoncé depuis longtemps à y aller, préférant le comptoir du Balto à ceux du rez-de-jardin : on y trouve de moins bons livres, mais une bien meilleure compagnie.
Vous avez bien raison, et croyez bien que si d’archaïques règles universitaires ne nous obligeaient pas à rédiger un mémoire pour obtenir le titre de docteur je serais au comptoir à vos côtés. En attendant, haut les cœurs!
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