Considérations inactuelles sur les lunettes

Parfois il faut se rendre à l’évidence : je bigle. Vous me direz que je dois bien m’en rendre compte quand j’enlève mes lentilles tous les soirs : certes, j’ai bien conscience que voir net dans un espace compris entre 5 et 15 centimètres seulement de mon nez n’est pas des plus pratiques. Néanmoins, on oublie facilement ce disgracieux instrument de souffrance esthétique, étant donné qu’il séjourne sur notre nez, et reconnaissons qu’il est peu de moments dans la journée où l’on a pleinement conscience de son nez.

On me rétorquera que les lunettes donnent l’air intelligent. Je répondrai d’abord que merci les persécutions dans la cour de récré parce que t’as l’air d’une polarde (je n’ai subi absolument aucune persécution dans la cour de récréation mais j’aime à me construire une image de martyre, sinon les gens seraient vraiment trop jaloux). Je rétorquerai ensuite qu’ « avoir l’air » on s’en bat bien la race, et que personnellement je me flatte de l’être sans lunettes tout autant qu’avec, d’autant plus que quand tu es fortement myope l’effet loupe créé par les verres réduit tes yeux à la taille de deux têtes d’épingles, ce qui n’est pas évident pour pécho – tout le monde sait que les hommes regardent essentiellement les femmes dans les yeux, que j’ai fort jolis d’ailleurs (et c’est pas pour me vanter).

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Chien à lunettes qu’il me semblait pertinent de poster ici.

Comme me l’a dit samedi dernier dans un bar un homme fort éméché: « toi avec les culs de bouteille que tu te paies tu dois pas voir grand chose » – ce qui confirme mon intuition que pour les soirées drague il vaut mieux éviter d’arborer ces disgracieux appendices et se rabattre sur les lentilles. Ça tombe bien, c’était pas une soirée drague, mais ce brave garçon s’est senti obligé de me tenir au courant que j’avais aucune chance de scorer ce soir-là, c’est vraiment sympa de sa part d’autant que je ne le connaissais ni d’Adam ni d’Ève.

Il est vrai que les lunettes, aussi hideux que soit en général cet accessoire (car ne nous voilons pas la face : les lunettes c’est laid), peuvent permettre de mettre le monde à part, dans une brume cotonneuse, ce qui peut être pratique en certaines occasions. Au hasard (vraiment tout à fait, j’ai tiré au sort), prenons l’exemple des relations sexuelles. Enlever ses lunettes d’un geste gracieux et pudique permet de laisser penser à la personne interagissante que vous voulez vous montrer sous votre meilleur jour, que vous la laissez un tant soit peu entrer dans votre intimité, enfin bref tout un tas de trucs super vulnérables, alors que quoi de plus pratique en réalité quand, pour une raison x ou y (trop bourrée, amoureuse d’un autre, besoin de récapituler intérieurement tes courses de la semaine) tu éprouves le besoin de ne voir l’autre que dans un flou bienfaisant ? À nous les myopes les séances de baise avec Michael Fassbender, Joshua Jackson, Patrick Swayze (oui je suis vintage) voire Vin Diesel (chacun ses préférences, je ne juge pas) ! Pratique quand tu as envie d’échapper à Marine Le Pen ou à Manu Macron sur ton écran télé (le problème c’est quand ils crient).

L’effeuillage de lunettes : la solution la plus simple pour se voiler la face. Merci, sort apparemment cruel, de m’avoir doté de la vue d’une taupe anémique. Bon, je me suis pris un lampadaire dans la figure quelque fois, mais ce n’est finalement qu’un léger inconvénient pour s’éviter de mater la laideur du monde.

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Relooking de l’extrême

Sur ce je viens de réaliser que ceci est le troisième post que je rédige sur la question de la myopie et des lunettes, et que je suis donc d’une prévisibilité et d’une absence d’originalité qui frisent la pulsion suicidaire bloguesque, puisque je sais bien, chers lecteurs, que vous venez chercher ici du frisson et de l’aventure et non pas d’inépuisables arguties sur mes binocles. C’est pas non plus comme si elle se bousculait au portillon, l’aventure ! Tout cela s’explique hélas facilement par la générosité de notre belle sécurité sociale, qui me rembourse royalement 2 euros par verre tous les deux ans, ce qui me pousse à la consommation frénétique de montures de lunettes et, suite à ma frustration (car c’est fort laid, une paire de lunettes), à rentrer chez moi et rédiger fébrilement un brame de frustration face à mon handicap.

Donc voilà, aujourd’hui je suis allée acheter des lunettes. Circulez y a rien à voir.

To bigle or not to bigle

That is not the question, puisque tu n’as pas le choix. Dès ma plus tendre enfance la myopie s’est abattue sur moi comme la misère sur le monde et ne s’est arrêtée d’augmenter qu’à la trentaine (âge auquel je me suis mise à avoir des caries, allez savoir pourquoi, mystère de la corruption du corps et de l’âge, bientôt le pourrissement gagnera mes articulations et la moelle de mes os, cruauté de la destinée humaine). Avantage de la vieillesse donc, ne plus entendre les redoutés mots de « on va essayer avec un dixième de plus » pour déchiffrer trois pauvres lettres sur un tableau D L V B N C M F, vazy TMTC je les connaissais toutes par cœur dès mes sept ans, mais comme je suis bonne fille et bien élevée j’essayais quand même de bien les lire en vrai, EPIC FAIL.

Je suis miro, incontestablement et désespérément.

"– A quoi rêves-tu, Catherine? me demandait papa. Tu devrais mettre tes lunettes. Je lui obéissais et tout retrouvait sa dureté et sa précision coutumières. Avec mes lunettes, je voyais le monde tel qu’il est. Je ne pouvais plus rêver. ” Catherine Certitude, de Patrick Modiano et Sempé

« – A quoi rêves-tu, Catherine? me demandait papa. Tu devrais mettre tes lunettes. Je lui obéissais et tout retrouvait sa dureté et sa précision coutumières. Avec mes lunettes, je voyais le monde tel qu’il est. Je ne pouvais plus rêver. ” Catherine Certitude, de Patrick Modiano et Sempé

À moi les verres amincis et les grosses montures (vu que même amincis, mes verres sont quand même assez énormes et déforment mon visage comme vu à travers un périscope – je n’ai jamais regardé dans un périscope mais c’est un détail accessoire). Inutile de préciser que, la sécurité sociale considérant lunettes et lentilles comme des détails esthétiques (ah ? c’est vrai qu’à -7 et 8 aux yeux je peux aisément m’en passer, fadaises, coquetteries que cela !), je dépense régulièrement la moitié de mon salaire en matériel oculaire. Les gens bien intentionnés tentent de compatir avec des débilités du genre « ah oui, c’est le prix de ces jolis yeux bleus » eh bien non mesdames et messieurs, mon père a les mêmes et ça ne l’empêche pas d’avoir une vision parfaite. Donc je suis de la baise, merci bisous lol.

Évidemment je n’ai pas arrangé mon cas en me fadant tout Roger Martin du Gard, Romain Rolland, Mishima et Zola avant mes 17 ans ; j’eus en effet une longue période de fascination, portant presque à la fureur vengeresse contre mes yeux défaillants, pour les œuvres longues, très longues, et très indigestes (quoique Zola c’est pas mal quand même) dont je n’ai aujourd’hui absolument AUCUN SOUVENIR. Donc même pas je peux me la péter dans les salons en marivaudant sur « Oh oui Les Thibault, quelle œuvre fascinante, le seppuku dans La Mer de la Fertilité, la question de l’Occident en Orient, oui bien sûr… » Nan. Rien, aucun intérêt, sinon 3/10ème de moins à chaque œil. Vous me direz en même temps, à part se la péter que tu as lu 10 000 pages en un an, l’usage de ces œuvres pour pécho est sans doute assez limité. Il s’agit donc d’un oubli salutaire, mais j’aurais mieux fait de mater Les chevaliers du Zodiaque DAMNED. J’aurais été plus populaire dans la cour de récré.

Quand tu es myope, tu vois flou DE LOIN. En théorie du moins : si vous voulez simuler mon affection, posez la paume de votre main à côté de votre œil. Bon. Au-delà de la paume de ma main, je vois flou. TOUT flou. À ce qu’il paraît que ça donne un charmant regard de myope concentré qui plisse les yeux comme une petite taupe (TMTC que les taupes chopent hyper facilement et ne finissent pas célibataires bouffées par leurs chats) ; imaginez l’effroi que suscite le moment où il faut, à la piscine municipale, abandonner ses lunettes pour gagner le bassin : non seulement tu ne vois pas très exactement le bord du bassin, mais en plus la hantise qu’un enfant avide de farces de mauvais goût s’en empare habite ton estomac d’une pointe de panique indescriptible à l’idée de devoir sortir dans la rue sans lunettes. Temps de survie estimé : 2 minutes. Maximum.

La pluie, le détail qui tue.

La pluie, le détail qui tue.

En raison de diverses configurations oculaires qui m’échappent, je me retrouve en outre régulièrement sur le billard pour me faire recoller la rétine ; j’ai la colle qui déconne, du coup je risque régulièrement la cécité, c’est super sympa, tous les six mois faut se taper un fond d’œil, tu sais cette opération où on te balance des gouttes qui dilatent la pupille dans l’œil que résultat tu vois flou comme une pauvre myope mais AVEC tes lunettes pendant toute la journée, et après pour regarder ta rétine on te balance une lumière bien crue direct sur le fond de la prunelle que résultat tu tombes dans les pommes comme une merde et tu te ridiculises dans tout l’hôpital, surtout que les hôpitaux pour yeux sont remplis à part égale de petits enfants bigleux et de vieux préparant leur opération de la cataracte, donc t’as pas vraiment le soutien de ta génération et tu te sens quand même hyper dans la solitude de la lose de ton œil. Paraît-il que ce mal concerne une personne sur 10 000 : ça veut quand même dire qu’à Paris on est 225, c’est pas rien non plus, on pourrait organiser une résoi sur le thème « rétine moisie ». Même que j’ai un ami (tout aussi miro que moi, mais il règle la question en posant sans lunettes sur ses photos de profil, le tricheur !) qui a le même problème, et limite j’étais trop contente en l’apprenant (le pauvre) « TOI AUSSI T’AS DES PROBLÈMES DE RÉTINE ! », bienvenue mon frère tu veux le nom de mon chirurgien ? Ah t’es aux Quinze-Vingts, moi je suis à Rothschild (oui, il faut parfois renoncer à ses opinions politiques par les voies du scalpel), si tu veux je viens te chercher après ta prochaine opération (ouais, parce que moi ma pote elle a explosé de rire en me voyant sortir du billard la dernière fois, soi-disant que c’était grave hilarant de voir ma gueule couverte d’un cache-œil comme si j’étais Capitaine Crochet ou Jean-Marie Le Pen. Plaisir). « Quelle belle rétine pâle, je n’en ai jamais vue d’aussi pâle. » Je ne sais pas si vous avez remarqué mais les médecins ont l’art de trouver beau des trucs super pourris pour ta gueule « Quelle belle tumeur », « Oh la superbe scoliose », et ma main dans ta face elle va te faire un beau gnon.

J’ai les yeux bleus, donc. HELP.