Ah, quoi de plus banal, quoi de plus affreux aussi, que le mal de dents, sentence irrévocable des destinées de la mauvaise hygiène de vie, telle le cancer du poumon pour le fumeur ou la cirrhose du foie pour l’alcoolo. Pour ma part, je considère que dans cette société moisie où nous passons des vies au chômage tandis que des enfants bangladais cousent nos t-shirts, chacun devrait avoir le droit de se suicider comme il veut, voire à petit feu, mais l’État en a décidé autrement. Cependant, les dents c’est une autre affaire, car foin de suicide, sauf si tu en arrives au stade de l’abcès qui te bouffe la moitié de la bouche, mais bon là faut être résistant niveau douleur. Enfin, il paraîtrait que les gens qui ont moins de dix dents ont vachement plus de crises cardiaques que les autres ; mais je subodore ici une petite arnaque hypothético-déductive, vu que si t’as que dix dents c’est surtout que t’es pauvre comme Job et que t’as pas de quoi te payer un dentiste pour te faire des traitements de racines, pivots et autres joyeusetés. Dont acte et crève la bouche ouverte (et édentée).
Ces histoires de justice divine, de population à risque et de les pauvres meurent plus jeunes car ils sont moches et cons sont d’ailleurs à prendre avec des pincettes, instrument que seul le pire masochiste souhaite apercevoir entre les mains gantées du dentiste, qui se pique de le nommer davier mais il s’agit bien d’une grosse pince pour t’arracher la dent, bim.
En effet, la destruction dentaire s’opère souvent par de mystérieux mécanismes d’un arbitraire effrayant. Prenons mon cas, par exemple (un exemple choisi tout à fait au hasard et tout à fait passionnant, comme quoi le hasard a du bon) : ayant renoncé de bonne heure aux douceurs et sucreries de la vie pour me consacrer dès mon plus jeune âge à la science et à la littérature parce que ma mère me les interdisait, j’eus dans ma prime jeunesse une dentition resplendissante, parfaite, d’une santé insolente face aux plombages de mes congénères voués aux atroces tortures des roudoudous, fraises tagada et autres sucettes maléfiques. Mais foin d’honnêteté de la fortune, une fois mes trente ans passés ce furent Waterloo, la Bérézina, Verdun et Stalingrad tout ensemble : la canonnade serrée nous tenait sous sa ligne de mire, nous avions beau nous enfoncer le dentier dans d’insipides purées, les obus éclataient de plus en plus près, mais c’est inconscients que nous fumes touchés, car on n’entend pas le sifflement de cette bombe, celle qui vous tombe dessus.
J’eus donc des caries. Une, puis deux, puis trois, puis quatre, et des bien chiadées par-dessus le marché, elles allaient toujours se foutre entre deux dents de façon à contaminer le maximum de surface : les gaz, les gaz ! la nappe se répand, ah bon sang, du gaz moutarde, c’est affreux, la pulpe est touchée ! En arrière, en arrière ! Le coup du lapin de cette affaire est que les caries avaient beau pénétrer mon intimité dentaire avec insistance, je ne souffrais point, telle sainte Apolline torturée par les païens qui lui arrachèrent toute ses dents sans lui arracher la moindre plainte. Salauds. Mes chicots délabrés n’eurent pas l’élégance de me prévenir par cette insupportable douleur qui signale à toute personne normale la présence de grosses caries bien juteuses. Résultats, de nombreuses opérations complexes et douloureuses (pour le portefeuille surtout, car les anesthésiques font des miracles de nos jours) (mais tout le monde sait, comme la Sécu, que les soins dentaires c’est « esthétique »).
Enfin guérie, ou plutôt confrontée à l’inévitable pourrissement de mon corps au fur et à mesure que l’âge y exercerait son impitoyable dictature, je pris l’irrévocable décision de passer à la brosse à dent électrique, au fil dentaire et à la visite semestrielle chez le dentiste, mais aussi de bouffer du sucre comme jamais et de devenir pâtissière, parce que le sucre c’est bon, et autant savoir bien le cuisiner avec de la graisse, ce qui permet ainsi de réunir avec harmonie les deux meilleures choses du monde. À ce qu’il paraît de toute façon que la carie est psychosomatique et que le stress y joue un grand rôle. Moi qui suis plus calme que l’eau des glaciers éternels. L’Homme est-il fait pour laisser ainsi pourrir ses molaires, impuissant témoin de sa fatale dégénérescence, ou est-ce qu’on va la bouffer, cette tarte au citron ?
À l’inverse d’ailleurs, un jour où la douleur me faisait sauter au plafond et où je pensais ma dernière heure venue – ils avaient percé nos premières lignes et j’avais beau me planquer comme une couarde derrière les tranchées les plus éloignées du front ils m’avaient prise et clouée nue aux poteaux de couleurs, ils me criblaient de flèches – le dentiste me dit en rigolant à moitié (le salaud) que ce n’était absolument pas grave, une petite infection gingivale de rien du tout. Gingivale que je vais t’en foutre, oui ! Amis qui souffrez des dents, comme je vous comprends ; infecte souffrance insensée, fuis les rivages de nos gencives, nous qui ne sommes que de malheureux mortels soumis aux désirs de l’émail!
La dent, ses douleurs, mystères philosophiques s’il en est, mystères surtout qui peuvent nous condamner à la soupe et aux fellations parfaites. Encore un insoluble dilemme, quoique.
Je vous laisse, j’ai une crème pâtissière sur le feu.
Bonjour !
J’aimerais profiter de ceci pour partager mon expérience personnelle (personne ne l’a demandé mais c’est pour faire rager – pun intended).
Pour avoir abuser de sucreries pendant toute ma jeunesse, et à vrai dire ne jamais avoir arrêté ce genre d’abus, je n’ai jamais eu de problème de dent… Bon, j’ai un peu les dents de travers mais c’est parce que mes gencives étaient contre le port de l’appareil quand j’étais ado.
Donc voilà, je t’en prie déteste-moi. Si un jour tu as mal aux dents à nouveau (bientôt probablement), tu n’auras qu’à dire que c’est de ma faute. Et je t’offrirai tout mon soutien car je n’ose imaginer le calvaire que ce doit être.
Bon courage en tout cas pour tes dents (et ta biglosité).
Ouais je te déteste. Adieu.
Je ne préfère pas m’étaler sur mes problèmes de dent ici, wordpress pourrait penser que je cherche une faille de buffer overflow dans leur module de commentaire.
En revanche, ton illustration finale me fait penser à une séquence à la fois drôle et terrifiante dans « Yes Man ».
Hihihi