Je vous parle d’un lieu que les urbains forcenés ne peuvent pas connaître. Remarque, cette assertion est à nuancer. Avec le développement pléthorique du DIY (do it yourself, fais-le toi-même, donc, pour ceux qui ne connaîtraient pas le langage SMS appliqué à l’anglais), les bobos parisiens aiment à dire « c’est moi qui l’ai fait ». ***[1], leader de l’espionnage, de la profanation du droit du travail et des passions secrètes du tournevis, a bien saisi cette tendance en ne proposant au chaland que des meubles « à monter soi-même ». Joie du son du marteau. Remarquez que cela reste très amateur, car foin de perçage, de défonçage, de ponçage et autres joyeusetés, *** vous prémâche le boulot – tout en vous réservant quelques surprises bien foireuses si vous vous trompez dans le sens de la planche n°26b. Bien regarder les images – le client moyen d’*** est con, la firme lui fait donc grâce du texte. Comme quoi, grâce à quelques enquêtes bien menées, la firme peut développer un vrai rapport personnalisé au client.
D’autres surfent sur la vague de la déco, comme la brave V.D. qui nous démontre sur M6 avec une énergie qu’il faut lui reconnaître, l’importance du marouflage. Comme elle a l’air de partir avec un vocabulaire limité, elle s’en gargarise d’émission en émission, alors que maroufler, pour une petite-fille de peintre en bâtiment comme moi, c’est le B-A BA du bricoleur qui se respecte. Pour les autres, que ce soit dit une fois pour toute, maroufler selon le Trésor de la langue française, c’est « Coller à la colle forte (une toile peinte, un papier, un élément de décoration) sur un support (par exemple toile de renfort, mur, plafond, sol à revêtir) » Voilà.
Ma passion pour les magasins de bricolage remonte à l’enfance et aux expéditions de mon père au Bricorama de Saint-Dié. Oui, le Bricorama de Saint-Dié est un bel endroit, quoi qu’il se situe dans le 88 (pour un Alsacien, ce département est toujours un peu suspect). Quand on a une maison dans les Vosges (versant Bas-Rhin of course), il faut l’entretenir, et c’est plus marrant que de faire appel à l’artisan local, chauffagiste-climatiseur-plombier-constructeur depuis plusieurs générations. Il est vrai que, comme dit ma mère, il a toujours l’air déçu quand il ouvre un robinet qui ne dégoise pas du vin. Et comme du même coup il a oublié de mettre un seau sous le robinet qu’il vient d’ouvrir, ça vous rend imperméable à la poésie de l’ouvrier du coin.
Donc, direction le Bricorama de Saint-Dié. Assez magique comme magasin, la grande surface de bricolage vous propose toutes sortes d’animations télévisées sur d’étranges outils comme la fraiseuse-visseuse-ponçeuse à pression, ou la colle magique sans clous ni vis (qui va emporter la moitié du mur avec quand vous essayerez de la retirer). Nous, on reste aux bons classiques : karcher (oui, on s’en sert pour nettoyer la terrasse et la fontaine et je dois dire que c’est assez efficace pour faire le ménage), tronçonneuse (gros travaux de déboisement supervisés par mon père, qui est un parfait gentleman farmer), voiture-tondeuse 4×4 (là il fallait une machine puissante pour maîtriser la pente et la repousse vigoureuse de l’herbe, car les Vosges c’est l’enfer vert). Toutes ces activités d’intérieur et d’extérieur nécessitent de réguliers pèlerinages chez le dieu Brico.
Moi, j’aime bien ces endroits parce que c’est toujours rigolo de faire quelques trous pour se prendre pour une grande bricoleuse, et puis on peut y faire plein de listes inépuisables. Et depuis que j’ai découvert la perçeuse-visseuse, je n’ai plus peur de rien.
Le rayon perçage est le plus prolixe: mandrins, forets, chasse-pointes, chasse-goupilles, pointeaux, tamponnoirs, filetage et taraudage. Mais le plus inépuisable ce sont la clouterie et la visserie, avec toutes les tailles et les couleurs : vis à bois, vis agglo, vis à tôle, vis américaines, vis autotaraudeuses, chevilles, écrous, rondelles, inox, laiton, plastique, acier, alu ; clous à tête d’homme, tête plate, tête bombée, tête ronde, clous de vitrier, de tapissier, clou pointe cassée, clou à béton, clou cavalier, clou torsadé, clou à crochet, clou à patte.
J’ai jamais rien demandé mais comme ça, j’ai développé le vice de la vis (merci à X.E. pour ce fin calembour).
Je pense que le Bricorama aurait plu à Jacques Prévert, un grand poète des listes. Voyez plutôt cette magnifique énumération des étages du château du Roi et l’Oiseau (un film extraordinaire sur la Révolution, l’amour de la Bergère et du Ramoneur et le Roi Charles 5 et 3 font 8 et 8 font 16 de Tachycardie, qui n’est pas sans avoir certaine ressemblance avec notre bon président, quand on y pense). C’est une de mes scènes préférées du cinéma d’animation et vous pouvez la voir ici.
« Premier étage, affaires courantes, contentieux, trésorerie, orfèvrerie, trésor public, impôts et taxes, liquidation, solde de tout compte, famille royale. Prison d’État, prison d’été, prison d’hiver, prison d’automne et de printemps, bagne pour petits et grands, équipement militaire, ministère de la guerre et des hostilités, sous-secrétariat d’état à la paix, panoplies en tout genre, bonneterie, feux d’artifices, dernière cartouche, fourrure, chapeaux, képis, trompettes, brosses à reluire et tambours, gendarmerie, lavatories, manu-militari, grandes imprimeries royales, lettres de cachet, taxes et impôts, contrainte par corps, oubliettes et catacombes, passementerie et casse-tête, ombrelles et parapluies, casino, tir au pigeon, musée de l’armée, jardin des plantes, galerie des ancêtres, grands ateliers du roi, asile de nuit du roi, gibier de potence du roi, salon de coiffure du roi, pédicure du roi, bains de vapeur du roi, grandes eaux lumineuses du roi, musique de chambre du roi, trompettes de la garde du roi. »
C’est une si belle liste que j’aurais voulu l’écrire. Bref, aux clous, aux vis, aux listes et à la révolution !
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- Marque suédoise de meubles en kit. Pour des raisons évidentes de paranoïa aigue liée aux récents événements nous ne citerons point de nom.